Génération Citoyenne

22 février, 2007

Papeterie Darblay à Corbeil-Essonnes

Classé dans : Papeterie — generation @ 18:39

papeterie2014006.jpgEssonnes vers 1930. Coll. Guy Rougerie. © inventaire général, Philippe Ayrault, ADACP 2005.Cette contribution s’appuie sur un dossier de l’Inventaire général, consultable au centre de documentation de l’architecture et du patrimoine et bientôt sur les bases Mérimée et Mémoire du ministère de la Culture. Les auteurs tiennent à remercier Karine Berthier, Claude Breteau, Patrick Darblay, Jean-Paul Delacruz, Valérie Gaudard, Dominique Hervier, Antoine Le Bas, Philippe Oulmont, Guy Rougerie, Brigitte Schoendoerffer et Paul Bayard, ainsi que toutes les personnes dont les démarches ont facilité le déroulement de cette enquête.

Nicolas PIERROT et Louis ANDRE
Respectivement chercheur au service de l’inventaire du patrimoine culturel
de la Région Ile-de-France, maître de conférences à l’université de Rennes IL

«Votre guide vous montre les contours sinueux de l’Essonne avec ses usines
à chaque pas, papeteries d’Echarcon, du Moulin-Galant, moulins à pâtes d’Ormoy,
des Rayères, d’Angoulème, l’ancienne poudrerie royale d’Essonne, toutes annexes
de l’établissement central qui est à vos pieds ; sur les bords de la rivière, les voies
ferrées gui relient ces usines ensemble (..,).
On plonge absolument dans cette fourmilière humaine où se démènent seize cents ouvriers
et où les machines, qui représentent la force d’un nombre d’hommes dix fois plus grand
encore, ne sont occupées d’un bout à l’autre de l’année qu’à un seul but : produire du papier». 

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«Papeteries d’Essonne. MM. Darblay père et fils», dans Les Grandes usines de Turgan, 30e série, Paris, Librairie des Dictionnaires, sept. 1889, p. 64-65. Supplément vraisemblablement commandé par Paul Darblay à l’occasion de l’Exposition universelle

Du sommet de la «cheminée principale», le visiteur de la papeterie d’Essonnes contemple en 1889 un territoire déjà structuré, unifié par l’industrie papetière. Outre son chapelet d’usines et ses infrastructures ferroviaires, il compte alors un port sur la Seine – les Bas-Vignons -, une station de pompage et, bordant la rue de la papeterie, deux cités ouvrières. Si en 1910, aux Etats-Unis, certaines entreprises surpassent en tonnage les productions de la Société anonyme des papeteries Darblay, celle-ci demeure la seule à concentrer 21 machines à papier sur un même site1. Cette singularité Justifie peut-être l’élan d’un Charles Darras, président du syndicat des marchands et fabricants papetiers, pour qui «c’est aux établissements Darblay gué la France doit de posséder la première usine de papier du monde »2. De cet «empire», dont l’extension spatiale s’est poursuivie jusqu’à la veille de la seconde guerre mondiale, subsiste d’importants vestiges. Seul le cœur du territoire nous retiendra ici : les quelque 14 hectares de l’usine principale acquis en 2005 par la commune de Corbeil-Essonnes – demeurés sans affectation depuis la fermeture définitive du site en 1996 – auxquels il convient d’ajouter, au nord, l’ancien magasin à papier converti en centre commercial agro-alimentaire et à l’ouest, sur la commune de Villabé, l’ancienne usine Sopalin ainsi que trois entrepôts, intégrés à l’unité de stockage et de distribution de papier Navarre.

La papeterie d’Essonnes fut, d’entre toutes, la papeterie à visiter. Désireux de diffuser les techniques nouvelles du cylindre et de l’étendoir «hollandais», c’est vers Essonnes que dès la fin du XVIIIe siècle l’inspecteur des manufactures Nicolas Desmarest dirige les papetiers du royaume3. Toujours rappelée, l’invention de la machine à papier continu par Louis Nicolas Robert en 1798, confère à l’établissement, malgré l’échec du perfectionnement sur place de l’innovation, un prestige particulier relayé au cours du XIXe siècle par la littérature de vulgarisation technique. En 1849, la grande usine installée par Walter de Saint-Ange puis agrandie par Amédée Gratiot demeure «pour tous les fabricants un lieu d’études habituelles »4. Après 1867 et jusqu’à la fin des années 1960 – avec l’installation notamment de la «machine 9» -, l’importance des investissements, sous la direction de Paul Darblay (1825-1908) et de ses successeurs, témoigne de la permanence des innovations liées à la transformation de matières nouvelles. Quelles furent les réponses de l’architecture – les équipements de l’usine, pour l’essentiel, ont aujourd’hui disparu – aux contraintes de la production et aux sollicitations des entrepreneurs ? La confrontation des archives disponibles, de l’iconographie et des premières observations suggère, au-delà des ruptures techniques, une certaine permanence dans le choix de formules répondant souvent, en accord avec la notoriété des lieux, à une politique de prestige. Du ((bâtiment des anciennes roues hydrauliques»5, détruit à la fin des années 1980, ne subsiste plus aujourd’hui que la partie inférieure du mur nord, en maçonnerie de grès, franchissant un bras de l’Essonne. La date de sa construction demeure incertaine, les plans antérieurs
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Manufacture de papier d’Essonnes. Façade du grand atelier de
fabrication,1781-1784, en partie remanié.
© inventaire général, Philippe Ayrault, ADAGP, 2004.

au cadastre de 1823 privilégiant la représentation des roues à celle des bâtiments. L’usage de l’eau motrice à cet emplacement est ancien. Depuis le XIIe siècle, les moulins à blé de Corbeil et d’Essonnes fournissent le marché parisien, profitant de l’augmentation du débit de la rivière à l’approche de sa confluence avec la Seine. Outre la clarté des eaux, c’est encore la proximité de la capitale, offrant chiffons et clientèle, qui explique à Essonnes l’implantation précoce, avant 1388, d’un moulin àpapier. D’autres suivirent, précédant une diversification des activités à partir du XVe siècle ». Ce sont en effet deux moulins à foulon, construits en 1736 sur le site actuel de la papeterie, que les frères Sauvade, papetiers d’Ambert, acquièrent en 1775 pour établir une manufacture de papier équipée de cylindres «hollandais». L’entreprise, malgré le soutien de l’inspecteur Desmarest, est un échec financier et technique, avant que la direction de la fabrication ne soit confiée au mécanicien d’origine hollandaise Jean-Guillaume Écrevisse. Après ses réussites de l’année précédente à Annonay, il établit à partir de 1781 une manufacture modèle équipée de six cylindres et d’un étendoir «hollandais». Acquise en 1789 par l’imprimeur parisien Pierre-François Didot, la manufacture, dirigée par son fils Léger (1767-1829), se voit confier une partie de la fabrication du papier des assignats, entre 1792 et 1794,

suscitant des innovations techniques7. L’établissem l’un des plus importants de France, est alors équipé d> cuves, et emploie 60 hommes et 66 femmes. C’est dan contexte que Nicolas Louis Robert, entré à Essonne; 1789, «premier commis de la manufacture» en 1794, invt en 1798 la «machine à fabriquer le papier d’une très gra longueur» (brevet du 18 janvier 1799), perfectionnée Angleterre au cours des années suivantes à l’initiative Léger Didot8. Ce dernier, en raison de difficultés financii consécutives au décès de son père en 1795, veiu papeterie en 1809. Delattre la convertit en moulin à foi et filature de laine.

L’actuelle construction de plan rectangulaire dispc perpendiculairement au cours d’eau appartenait-elle manufacture ? Quoique plus courte, elle correspond corps central de la papeterie figuré sur le plan-masse 1804Q. L’acte de vente du 26 mars 1789 décrit «un gr bâtiment couvert d’ardoises derrière ledit pavillon, comf. par bas de trois pièces, la 1ère contenant les cylindres cuves, la 2e servant à la fabrication du papier appelée s des cuves, et la 3e servant à la fonte de la colle et de rése Au premier étage sont plusieurs chambres planché sans cheminées, servant de magasin et à la perfection papier»10. Disposition courante dans les moulins à par. les deux étages de «séchoirs» distribués par des «escal de planches, en œuvre» devaient être aménagés dans combles. Le rapprochement se justifie ainsi avec le bâtiir existant dont la façade – couverte postérieurement c enduit simulant un appareillage – est rythmée au rez chaussée de larges baies en plein-cintre et, à l’étage datk de fenêtres rectangulaires. L’installation d’une filature pas modifié la structure du bâtiment, décrit ainsi, en 1! après sa conversion en papeterie «mécanique» : élevé deux niveaux, il accueille, dans la continuité du bâtirr. des roues hydrauliques, les premières machines à paj du site et leurs cuviers11. Un dessin inédit d’Adol Maugendre – artiste dont on a pu souligner ailleun véracité des restitutions12 – montre enfin, en 1846, d travées de l’atelier de fabrication, conformes au bâtirr existant13. Ainsi, malgré plusieurs modifications ultérieu la structure porteuse du grand atelier de la manufact modèle a été conservée dans sa partie centrale. A l’intéri les colonnes de fonte encore en place semblent témoig d’une première transformation du bâtiment après l’incer de 1842′!

LA PAPETERIE «MÉCANIQUE»

Dès 1835, Henri Menet confie à Walter de Saint-Aï professeur à l’École centrale, l’installation de nouve roues hydrauliques. L’année suivante, seize cylinc alimentent les deux machines à papier installées dan: bâtiment de l’ancienne manufacture. L’appel du mar parisien justifie de poursuivre les investissements et coni Menet, en 1838-1839, à fonder la «Société anonyme d< papeterie d'Essonnes», au capital d'1,6 million de frai Les principaux actionnaires sont issus du grand capital!; parisien : le comte de Morny, Alfred Mosselmann 01 comte Robert de Mac Carthy15. Amédée Gratiot, direct de la papeterie en 1840, fait installer l'année suivante troisième machine à papier. De cette première extension,

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P. Broux, «Atelier de triage et de découpage de chiffons» gravure sur bols, Atelier de triage et de dêiissage des chiffons, 1855-1860.
dans Louis Figuier, Les Merveilles de l’industrie, v. 1375, p. 217. coll. Part © inventaire général, Philippe Ayrault, ADACP, 2004.

déjà visible sur le plan-masse de 184416, subsiste l’aile en retour du premier atelier de fabrication. Elle abritait en 1867 des piles raffineuses’T. Cette construction en maçonnerie de meulière, aujourd’hui enduite, est couverte d’une charpente métallique vraisemblablement posée après l’incendie de 1864 ; elle abrite encore, à l’étage, les vestiges de quatre piles en ciment datant de la fin du XIXe ou du début du XXe siècle.
Les extensions se poursuivent après 1855. Célébrée en 1860 par Julien Turgan, t’usine est devenue la première papeterie de France, équipée de huit machines à papier et employant plus de 300 ouvriers. Le capital de la société – dont les actionnaires ont été rejoints par le comte Flahaut, Louis Hachette et le minotier Aimé-Stanislas Darblay – est porté à 2 millions de francs. Outre la cité ouvrière, qui mériterait une étude à part entière, l’une des halles de fabrication est encore en place, également couverte d’une charpente métallique légère supportant un lanterneau vitré’K. Surtout, l’établissement s’étend vers l’amont de la rivière, formant le cœur de l’usine à venir. Le nouveau bâtiment de préparation des pâtes de chiffons impressionne le visiteur : «nous arrivons enfin devant une énorme construction en pierre meulière nouvellement élevée»19. Plusieurs documents figurés montrent trois corps de bâtiments disposés en U, complétés d’une halle centrale. L’ensemble est encore en place, quoique scindé par l’atelier de fabrication «machine 5» élevé au début du XXe siècle. Le bâtiment nord, en maçonnerie de meulière appareillée impose sur la cour de l’usine sa façade ouverte à l’étage de larges baies en plein-cintre. 11 abritait, au rez-de-chaussée, le magasin à chiffons et, à l’étage, le grand atelier de triage et de délissage qui, à deux reprises en 1860 et 1875, fut célébré par l’image dans Les Grandes usines et Les Merveilles de l’industrie20. L’incendie de 1864 a entraîné la pose d’une charpente Polonceau – visible sur la gravure de 1875 -, charpente également choisie, au sud, pour couvrir les trois halles des «lessiveurs sphériques», de la «préparation des pâtes» et des «lessiveurs cylindriques»2′ alimentés par des machines à vapeur.

UNE ARCHITECTURE DE PRESTIGE
PAUL DARBLAY, JULES DENFER ET PAUL FRIESÉ

On connaît l’origine de la faillite de la Société anonyme de la papeterie d’Essonnes, ces deux incendies, les mois de chômage qui suivirent, l’impossibilité de payer les fournisseurs et de recouvrir les investissements. Le 2 juin 1867, l’usine estimée à 7 millions de francs est vendue 1 million, par adjudication, au minotier Aimé-Stanislas Darblay, qui confie la direction de l’entreprise à son fils Paul. La société en nom collectif «Darblay, père, fils et Béranger», au capital de 6 millions de francs, est fondée en 1868. D’emblée, Paul Darblay, ingénieur des Arts et Manufactures, place ses espoirs dans la recherche des succédanés du chiffon. Il s’agit d’augmenter la production afin de fournir la presse parisienne, alors en plein essor. Cette ambition est complémentaire de celle d’Hyppolite Marinoni : les rotatives de son invention, utilisées pour l’impression du Petit Journal dont il est propriétaire depuis 1882 et dont le papier est fabriqué, au format, à la papeterie.d’Essonnes dès 1885, autorisent l’apparition de la presse quotidienne à bon marché.
 
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La marche vers une production de masse débute toutefois au cours des années 1870. Plus que le bois, la paille représente alors l’avenir pour les papetiers français. Dès 1869, débute à Essonnes la construction, précoce, d’une usine de pâte de paille22. Ne subsiste aujourd’hui que le bâtiment des ateliers de dissolution et de caustification, copie réduite du vaste bâtiment des moulins à paille dont il était complémentaire23. Son traitement architectural révèle un souci esthétique qui trahit l’intervention d’un architecte. La façade nord de ce bâtiment à nef unique, en maçonnerie de meulière enduite, présente une composition symétrique rigoureuse dont la travée centrale, accentuée, est ouverte d’une baie montant de fond en comble ; les travées latérales présentent un double étagement, avec baies cintrées au rez-de-chaussée et baies triples à l’étage d’attique ; le pignon, à l’est, reprend la même composition, surmontée d’un fronton percé d’un oculus. On est tenté de voir ici l’œuvre de Jules Denfer (1838-1914), ingénieur des Arts et Manufactures, professeur d’architecture à l’École centrale, qui déjà en 1864 avait conçu pour Aimé-Stanislas Darblay la charpente métallique du nouveau moulin de CorbeiF4. Pour le bâtiment du second moulin et du magasin à farine, élevé en 1880, il décline encore le vocabulaire de l’architecture classique, dérobant les fonctions de production derrière une enveloppe monumentale. On sait que Jules Denfer, après la mort d’Aimé-Stanislas Darblay en 1878, poursuit son activité au service de son fils Paul : il est l’auteur

attesté, avant 1885, du magasin de vente de la papeterie, 3, rue du Louvre à Paris25, et signe en 1888-1889, avec son associé Paul Friesé (1851-1917), le pavillon du directeur de la papeterie d’Essonnes26.
Si les usines de fabrication de pâte de bois au bisulfite (1882-1883) et de pâte de bois mécanique (18934894) n’ont laissé aucun vestige, un ensemble remarquable et cohérent de bâtiments, offrant ses façades monumentales aux reflets de l’Essonne, suggère la forte croissance de la papeterie au cours des années 1880-1890. On y reconnaîtra, une nouvelle fois, la marque des deux architectes. Dès la fin des années 1870, l’ancien atelier de préparation de la pâte de chiffons est enveloppé, au sud, puis à l’est et à l’ouest, de nouveaux ateliers de trituration. Leur répond, sur la rive opposée de l’Essonne, la nouvelle usine construite à partir de 1884 pour la fabrication de papier impression et écriture27. Le bâtiment, en maçonnerie de meulière recaillée, présente une façade rythmée, sur deux niveaux, de larges baies en plein-cintre fermées d’huisseries métalliques. Cette façade-écran, couronnée d’une élégante balustrade en ciment armé, dissimulait, au rez-de-chaussée, les ateliers des machines à papier, des satineuses, des machines à vapeur et, à l’étage, celui des piles à double cylindre pour la trituration des chiffons. Au cours de la décennie suivante, une extension est élevée au nord, conservant le même vocabulaire architectural. On suppose l’intervention de Paul Friesé, alors seul responsable de l’agence de la rue Pergolèse après le retrait de Jules Denfer en 1891. En 1892-1893, il réalisait les silos de stockage vertical et la tour

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élévatrice des Grands Moulins de Corbeil ; après l’habitation du directeur de la papeterie en 1889, il avait construit en 1899 l’immeuble de Paul Darblay, à l’angle de la rue de Berri et de l’avenue des Champs-Elysées28. Surtout, les façades monumentales et les balustrades en ciment armé de la «nouvelle usine» de la papeterie sont à rapprocher de celles de [‘«entrepôt réel des sucres», édifié en 1897 pour la chambre de commerce de Dunkerque29. A la recherche d’une esthétique de l’usine, l’architecte ne s’est pas encore «libéré des conventions de l’historicisme»^0 : ses créations des années 1890 préparent l’affirmation d’un style original, unissant formes et fonctions, dont l’usine du Métropolitain à Bercy et les sous-stations électriques parisiennes, élevées au cours des années 1900-1910, constituent les expressions les plus abouties.
Au premier étage de la nouvelle usine, derrière les façades monumentales, un réseau ferré intérieur à voie étroite (50 cm), entièrement conservé, constitue sans doute le vestige technique le plus remarquable du site. Long de plus de 800 m, empruntant les passerelles, courant de part et d’autre de l’Essonne, il est ponctué de changements de direction sans aiguilles. Ces derniers permettaient le rayonnement des wagonnets chargés de pâtes ou d’adjuvants, poussés par des ouvriers vers les ateliers de trituration et de préparation31.
APOGÉE, RÉORIENTATION, DÈSINDUSTRIALISATION
En 1900, le chiffre de vente de la «Société Darblay père et fils» atteint 23 millions de francs. Performance unique en papeterie : les premiers concurrents français, à la même date, vendent pour moins de 8 millions de francs de marchandise32. Le Petit Journal et Le Petit Parisien, tirant quotidiennement à plus d’un million d’exemplaires chacun, sont clients de la société. L’usine d’Essonnes et ses annexes, employant plus de 2 500 ouvriers, fournissent également de nombreux imprimeurs – on songe à l’imprimerie Crète, à
Corbeil – et fabricants de papiers peints. Le décès d’Aimé Darblay en 1899, qui dirigeait l’entreprise avec son père depuis 1882, puis celui de Paul Darblay en 1908, ne viennent pas interrompre la croissance de la société, devenue «Société anonyme des papeteries Darblay» en 1906. Sous la direction du fils aîné d’Aimé Darblay, Robert, assisté de son frère Rodolphe, la machine 22, fabriquée par les célèbres ateliers belges Thiry, et considérée comme la plus large d’Europe (3,85 m), est installée sur le site d’Essonnes en 1910. Après les papeteries d’Echarcon, de Moulin-Galant et de Bellegarde (Ain), une nouvelle usine annexe, équipée de 4 machines à papier journal est créée aux Tarterêts en 1913-1914, portant à 29 le nombre de machines exploitées. On prévoit sur le site d’Essonnes, sans doute avant le déclenchement de la guerre, la construction d’équipements indispensables, tels que la centrale thermique, le magasin général, l’atelier de mécanique générale, l’atelier de préparation du sulfate d’alumine ou les entrepôts de Villabé, précédant la construction de la nouvelle cité ouvrière, dite «Les cités Darblay». Dans l’enceinte de l’usine, l’architecte -dont on ignore à ce jour l’identité – a conservé jusqu’à la fin des années 1930, avec par exemple l’extension du bâtiment «machine 5», le vocabulaire des constructions précédentes, conférant à l’ensemble une grande homogénéité. En témoigne la façade du bâtiment, en maçonnerie de meulière, abritant les turbo-alternateurs : élevée sur trois niveaux, elle dissimule, au-dessus du rez-de-chaussée – à usage de soubassement pour les machines – un volume unique. Le premier étage est ouvert de larges baies en plein-cintre dont les allèges, en tapisserie de brique polychrome, singularisent les bâtiments de cette période. Le faux étage d’attique est percé de baies doubles. Enfin, un attique de couronnement masque la toiture, à l’image des balustrades de la «nouvelle usine».

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Les crises papetières de 1921 et 193P:i avaient déjà modifié la stratégie de l’entreprise : la fabrication de papier journal n’est plus assez rentable à Essonnes, malgré la proximité du marché parisien. 11 faut se rapprocher des zones d’approvisionnement en bois, d’où l’installation d’une nouvelle machine à Bellegarde et le rachat, en 1932, de la Sonopa (Société nouvelle de papeterie), implantée à Grand-Couronne dans la vallée de la Seine. La papeterie d’Esson-nes, qui en 1937 emploie encore 1 100 ouvriers, conserve la production de papiers spéciaux et impression-écriture. En 1945, seules 5 anciennes machines sont conservées, 3 autres installées, et l’usine restructurée. L’avenir du site passe par la diversification des produits (papier tenture, papiers minces et spéciaux, ma-culature d’emballage et papiers amiante pour l’équipementier Ferrodo à partir des années 1960) et par la production d’ouate de cellulose pour Sopalin34, créé en 1946. La machine 7 (bâtiment détruit) est transformée à cet effet, avant que ne soient construits, à partir de 1964, les ateliers Sopalin de Villabé, aujourd’hui intégrés aux entrepôts Navarre. Désormais, l’usine se reconstruit sur elle-même : le paysage, au cours des années 1950 et 1960, est marqué par la destruction de l’ancienne usine de pâte de bois au bisulfite et l’installation des machines 8 et 9. Le bâtiment de la machine 9 (168 x 39 m), l’une des premières constructions industrielles des établissements Bouygues, présente au rez-de-chaussée une structure poteaux-poutres en béton armé soutenant la machine ; les vestiges de cette dernière sont encore visibles – malgré son démantèlement -
protégés par une imposante structure métallique hourdée de brique, dont il conviendrait d’approfondir l’étude. Cette machine Beloit (constructeur du Wisconsin), de 4,42 mètres de laize et destinée à produire, dans un premier temps,

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du papier impression-écriture (jusqu’à 30 000 tonnes par an) avait été installée à Corbeil-Essonnes en raison de la proximité de Paris, de la qualité des infrastructures et de la construction récente, en 1959, d’une nouvelle centrale thermique, aujourd’hui détruite35.

Après la création du groupe Chapelle-Darblay, en 1968, le site de la papeterie d’Essonnes n’a bénéficié d’aucune construction significative. Nous ne reviendrons pas ici sur les conséquences sociales et politiques du dépôt de bilan de 1980 – suite au premier choc pétrolier – ni sur la faillite frauduleuse de la Compagnie industrielle du papier, qui entraîna la fermeture définitive du site en 1996.

Depuis le début de l’année 2005, la ville de Corbeil-Essonnes est propriétaire de l’une des plus importantes «friches» industrielles d’Ile-de-France. La richesse patrimoniale de ce territoire36, l’un des rares à conserver les vestiges d’une même activité depuis l’Ancien Régime, peut constituer l’assise d’une réflexion sur les enjeux et les formes possibles de la reconquête urbaine. Des études sont en cours, qui devront évaluer précisément la nature, la localisation et l’ancienneté des pollutions. La recherche historique peut leur servir d’appui. Associée à l’analyse du bâti, elle peut indiquer simultanément la valeur architecturale, technique ou symbolique de bâtiments susceptibles de porter la mémoire des lieux, valorisant ainsi tout projet de «renouvellement» urbain.

 NOTES
1-Les papeteries de Moulin-Galant et d’Écharcon sont chacune équipées, en outre, de deux machines à papier. Le total est porté à 29 après la construction, en 1914, de la papeterie annexe des Tarterêts, sur la Seine, équipée de quatre machines à papier.
2-Charles Darras, Exposition universelle et internationale de Bruxelles, 1910, section française, rapports, classe 88, Paris, Comité des Expositions à l’étranger, 1911, p. 57-58.
3-Louis André, «Au berceau de la mécanisation papetière, La papeterie d’Essonnes, des Didot à Robert», dans Les trois révolutions du Livre, Alain Mercier (dir), Paris Imprimerie Nationale, 2002, p. 276-282.
4-«Grands établissements industriels de la France. Papeterie d’Essonnes», L’Illustration, journal universel, vol. XIV, samedi 24 octobre 1849, p. 202.
5 – L’expression est encore utilisée en 1961, sur Je «plan d’implantation des bâtiments» accompagnant la demande de permis de construire de l’atelier de fabrication «machine 9» (A.M. Corbeil-Essonnes, PC 63/1125).
6 – Karine Berthier, Paul Benoît, « Les aménagements hydrauliques du Moyen Age au XVIF siècle à Corbeil-Essonnes», dans J. Burnouf et Ph. Leveau, Les fleuves aussi ont une histoire (Fleuves 2), actes du colloque PEVS-SEDD, Aix-en-Provence, 8-10 avril 2002.
7 – Voir supra n. 3.
8 – Louis André, Machines à papier. Innovation et transformation de l’industrie papetière en France, 1798-1860, Paris, EHESS, 1996, p. 81-86.
9-AD 91,73144.
10-AN, Minutiercentral, 1/619.
11-AN, F12/6736, dossier «Société anonyme de la papeterie d’Essonnes».
12-Nicolas Pierrot, «Le silence des artistes ? Thématique industrielle et diversification des supports (v. 1850-fin XIXe siècle)», dans Denis Woronoff et Nicolas Pierrot (dir.), Les
 
19 -Julien Turgan, Les Grandes Usines, op. cit., p. 162.
20 – Emile Bourdelin, La papeterie d’Essonnes, le délissage des chiffons, dans Julien Turgan, Les Grandes usines, op. cit., p. 152 ; P. Broux, «Atelier de triage et de découpage de chiffons», gravure sur bois, dans Louis Figuier, Les Merveilles de l’industrie, v. 1875, p. 217.
21 -Plan de 1867, voir supra, n. 17.
22 – Seules quatre unités de ce type sont alors en activité en France, une seule en Belgique. Louis André, «La papeterie française face à la pâte de bois», dans Robert Belot, Michel Cotte, Pierre Lamard (dir.), La technologie au risque de l’histoire, Belfort, UTBM et Paris, Berg, 2000, p. 183-189.
23 – La soude, utilisée pour lessiver la paille, est caustifiée, c’est-à-dire traitée à la chaux vive pour être transformée en marcs de chaux utilisés comme engrais. Le bâtiment des moulins à paille a été détruit entre 1965 et 1967.
24-Hugues Fiblec, Paul Friesé, 1851-1917, Paris, IFA/Norma, 1991, p. 17 et 74.
25 – «Rue du Louvre 3. Boutique. M. de V. fait par Mr Denfer» ; Archives Friesé, agendas, quatrième trimestre 1885 (la collection est en cours de dépouillement). Remerciements à Paul Bayard et Brigitte Schoendoerffer, arrière-petite-fille de Paul Friesé.
26-Ibid., agendas 1888 à 1889 ; «Papeterie d’Essonnes (Seine-et-Oise). Habitation du directeur», La Construction moderne, lc-r août 1891, p. 509, pi. 84.
27 – AD91, 2P88, carnet de patente, papeterie d’Essonnes.
28 – Hugues Fiblec, op. cit., p. 21 et p. 73-87.
29 – «Friézé (sic) – Entrepôt pour la chambre de commerce de Dunkerque». dans L’architecture aux Salons, 1899 (IFA, boîte «Paul Friesé», photocopies) ; voir également Anita Oger-Leurent, «Entrepôt Public dit Entrepôt réel des Sucres», dossier d’inventaire, service régional de l’Inventaire Nord-Pas-de-Calais, 1989.
30 – Hugues Fiblec, op. cit., p. 68.

La papeterie d’essonnes en 2005
1835-1867
Société anonyme de la papeterie d’Essonnes
1835-1844
(2) 1 ère restauration du grand atelier de fabr. de la manufacture après l’incendie de 1842
(3) Atelier des piles défileuseS et raffineuses
r~n   1855-1860
(4) Ateliers de préparation de la pâte de chiffons
a : triage, b : lessiveurs cylindriques,
c : préparation des pâtes, d : lessiveurs sphériques
(5) Atelier (vestiges) ayant abrité deux machines à papier
(6) Atelier de fabrication ou salle d’apprêt du papier
(7) Cité ouvrière
a : logements, b : école, c : chapelle
(2, 3, 4) Charpentes métalliques posées après l’incendie de 1864
1867-1906
Papeterie d’Essonnes (Darblay)
années 1 870
(8) Usine de paille : bâtiment de caugtification (1869-1872)
(9) 1ère extension des ateliers de préparation de la pâte de chiffons
(10) Salle de façonnage- (11) Magasin à papier (1ère tranche)
(12) Logements d’employés
(13) lere extension de la cité ouvrière : logements (1877)
 
(32) bxtensions de l’ancien bât. de caustification de l’usine de paille (batteries de piles pour la machine 22)
(33) Magasin à papier (3e tranche)
(34) Halles de stockage (Villabé)
a ; hangar à balles de pâte, b : hangar à mandrins, c : magasin
(35) Vestiaires,pointeuse
(36) Logements d’employés
(37) Cités Darblay (Villabé), v. 1925
(38) Extension de l’atelier de fabr. machine 5 (fin années 1930)
1946-1985
Société anonyme des papeteries Darblay,
puis Chapelle-Darblay (1968)
1946-1962
(3 9) Trituration (a) et atelier de fabr. (b) machine 8 (1951-52) (40) Extension bâtiment machine 6 (1952) (41 ) Trituration machine 5 (1956)
(42) Station de traitement des eaux claires Degrémont (1961)
(43) Atelier de fabr. machine 9 (1962-1964)
(44) Bancs de rectification des presses (1962-1964)
(45) AteliersSopalin
a : 1964, b ; début années 1970
(46) Atelier Rotopli (1978-1979)
[~~~]  1980-1985
(47) Halle de stockage
 
1882-1885 : usine à pâte de bois au bisulfite (à l’empl, des n° 39 et 43, aucun vestige)
 
 
1884-1889
(14) Nouvelle usine (prép. de la pâte de chiffons et fabr. du papier)
(15) 2de extension des ateliers de préparation de la pâte de chiffons
(16) Bâtiment machine à vapeur
(17) Magasin à papier (2e tranche) – (1 8) Menuiserie (19) Habitation du directeur-(20) Bureaux (2 1 ) 2de extension de la cité ouvrière
a : logements, b : école, c : salle d’asile
1889-1906 (22) Extension de la nouvelle usine – (23) Extension des bureaux
 
1985-2005
Papcor et CIP (Corbeil-Essonnes),
Navarre (Villabé), autres établissements
I    |  1985-2005
(4 8 ) Entrepôts (a) et bureaux (comp, indus, du papier : papiers à recycler, 1985-96)
Extensions des entrepôts de papier Navarre, autres établissements
 
1893-1894 ; usine à pâte de bois mécanique
(au sud du n° 45b, détruite à la fin des années 1930, aucun vestige)
22 L’Archéologie industrielle en France n° 47

papeterie2023005.jpg

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